Attendrissement, enflement et pétrissage
Jérôme Bergami, 02 oct, 2014
Attendrissement.
Un air d'accordéon remonte une ruelle.
Une femme aux cheveux noirs est à l'instrument.
Derrière suit une fillette, un gobelet à la main — une petite fée en salopette, blonde comme les blés, avec deux couettes. Qui va de table en table, un pâle sourire accroché de biais à son visage et repris de table en table comme un refrain. Un coup tombe la piécette, un autre le geste de dédain.
La femme aux cheveux noirs poursuit à pas traînant. Dans son dos brillent les feux nocturnes des six minarets de la mosquée bleue. La blonde enfant tire sur les bretelles de sa salopette. Une touriste fouille dans son porte-monnaie. Puis l'air d'accordéon tourne à l'angle de la ruelle, et c'est comme si la mélodie happait la petite fille qui à son tour disparaît.
Le monde de la mendicité infantile s'organise en musique.
Félicitations au futé qui a eu le flair de lancer cette mode du flûtiau en plastique, et pris l'initiative d'en glisser un dans le bec de tous les gamins à l'abandon. Le quartier touristique des trois vigies sur le Bosphore, Sainte-Sophie, la Mosquée Bleue et le palais de Topkapi, résonne mélancoliquement de leurs trois petites notes de musiques apprise à la va-vite. Un beau vecteur d'attendrissement qu'une silhouette d'enfant jetée sur un trottoir, et qui pianote dans la fraîcheur du soir de ses petits doigts encore malhabiles.
L'effet est saisissant : fondent les cœurs. Et le cuir des portes-monnaies.
Enflement.
Quarante kilomètres avant Istanbul, c'est déjà Istanbul.
Depuis Silivri, c'est Istanbul ! C'est que la ville anticipe l'explosion démographique des cinquante années à venir. Aujourd'hui quinze millions d'habitants, demain vingt-cinq, après-demain trente. Ce qui explique le sort réservé aux communes alentours, que l'ancienne cité impériale agglomère voracement, et aux collines avoisinantes : cette frénésie à y monter des briques et y couler du béton. La vision de ces paysages retournés par des milliers d'immeubles en surgissement ne manque pas d'interpeler le passant.
Jusqu'à quel point l'homme pourra-t-il impunément s'imposer a la Terre ? Est-ce dans son intérêt que de se multiplier sans restriction? Procréer est un droit, naturel pour ainsi dire, mais contrôler l'enflement inconséquent de nos procréations ne sera-t-il pas bientôt un devoir ?
Pétrissage.
En vitrine, les mamies! Et pétrissez, pétrissez!
La pâte a pain, au rouleau, à la main… avec la tête, avec les pieds si vous voulez, l'important c'est que ça fasse vrai, authentique. Le touriste « my friend » attend de la tradition dans son assiette. Alors en vitrine ! Montrez-y comment qu'ici on les fait monter, les galettes. Et tout l'amour du geste que vous y mettez, le souci d'un bon palpé-roulé…
Quel est l'imbécile qui a dit qu'Istanbul ne valait pas Amsterdam !... Des jarretelles, des jarretelles… Mais changez de disque ! Vous êtes à Sultanahmet, ici, pas dans le quartier rouge… Nous, c'est avec turbans et djellabas qu'on les ouvre les appétits ; et nos draps de soies, c'est du kilim, de la carpette « not expensive ». Zut ! Faites un effort d'imagination et… Oh, les mémés ! c'est pas parce que je cause qu'on en profite pour s'arrêter ! Pétrissez, pétrissez !
Le touriste vous regarde.