A la frontiere des genres

A la frontiere des genres

Jérôme Bergami, 19 mars, 2015

Ä°ls y tournent, autour de la pierre noire,
les hommes-fourmis. Assis sur le divan, près du jeune vendeur de poteries, et tandis qu'à l'extérieur du cabanon la pluie siffle et les chiens jappent, quantité de questions m'assaillent, qui font qu'au lieu d'entretenir la conversation je me mure dans un silence qui ne semble gêner que moi.
La paix viendra-t-elle de l'abolition des frontières? Les nations recèlent-elles le ferment des conflits entre les peuples? Un monde sans frontièreș, comment ça fonctionne? Les hommes trouvent-ils leur raison d'être dans la différenciation culturelle? ou bien le semblable est-il ce qui doit advenir? Ce que l'on nomme "culture" contient-il l'essence de l'humanité? Peut-on imaginer le règne d'une langue unique, d'une croyance ou d'une absence de croyance unique : d'une unique manière d'être homme?

La Kaaba luit de tout son noir eclat,
au coeur de la place ceinte de colonnes de marbre blanc. Tournent les hommes-fourmis, djelabas blanches et noirs nijabs. Sami a sorti son Mauser. " Pour les chiens, dit-il. C'est mieux que les bâtons. " Ce qu'enseigne le voyage - ou ce qu'il devrait enseigner ? La bienveillance. Mais il faut franchir le mot pour mieux voir et entendre plus clair : la suspension du jugement porté sur autrui ; l'écoute de la diffèrence ; la compréhension apaisée de la nature humaine, si diverse dans ses postures mais si semblable dans sa permanence. Le voyage, ce pourrait être l'autre nom du rapprocherment dans l'affirmation de soi. J'ignore, mais à l'heure actuelle je n'en sais pas d'autre, si la nation est le cadre le mieux adapté pour coexister harmonieusement sur Terre. Ä°l m'apparaît somme toute préferable au chaos que nous promet l'établissement d'un marché mondialisé et cosmopolite à outrance, à l'excès, par la force. Ä°l n'est que les armes, la drogue, la prostitution, les trafics d'organes et d'animaux, et la finance abstraite pour frayer à son aise dans ce bain-là.
J'entends par l'alliance du mondialisme et du cosmopolitisme (autre nom du nomadisme forcé) l'édification programmée d'un monde sans frontière ni Etat ; d'un monde soumis à la suprématie de l'argent dont les puissants leviers sont aux mains d'une haute sphère de gangsters dématerialisés. Dans ce monde vont et viennent des hommes, des peuples arrachés à leurs terres ; dans ce monde l'homme est une variable économique destinée à faire contrepoids au jeu des cycles et des crises financieres tacitement organisées, des conflits savamment entretenus, des famines orchestrées. Ce monde qu'une "élite" insaisissable acquise toute entière à la jubilation narcissique, individualiste du profit, toute entière consacrée à la jouissance toute puissante de la spéculation, est en train de bâtir. Certains rêvent de ce monde, qui devrait être sans frontière, autrement dit sans frein aux lois du marché, condition sans laquelle il ne saurait donner le meilleur de lui-même. Et il est désagreable de voir comment un fort courant idéaliste, et anticapitaliste, et écologique, rejoint sur cette conception les héraults du tout Marché. 

Fourmis blanches et fourmis noires,
psalmodiant, gravitent à pas lent autour de la Pierre Noire. La Kaaba est un cosmos mis à portée de la pensée des hommes. L'occasion leur est donnée de s'y absorber. De saisir sa place. de toucher l'Univers. " Quand j'ai mis ma main sur toi, je t'ai parlé ; quand je t'ai parlé, je t'ai vu" écrivait le poète Pierre-Albert Birot. Seulement, la non-frontière existe-t-elle? Le non-fini? Ä°ls veulent aujourd'hui une Europe sans frontière : mais l'Europe est alors une autre frontière. Ä°ls appellent de leur utopie un monde sans frontière : mais alors la planète Terre est une autre frontière.Celui qui pense que la frontière divise oublie que la nature humaine - je ne dis pas les valeurs - est identique de quelque côté de la rive que l'on se trouve. La frontière - la limite - ne serait en ce sens qu'un moyen empirique d'assurer son identité et d'affirmer ses valeurs sans contraindre d'autres à les adopter.
Je pense à mon pays, à la France aujourd'hui bien moribonde pour avoir depuis tant d'annees reculée sur celles - identité et valeurs - qui la fondent. Le peuple Turc peut s'enorgueillir de savoir accueillir l'étranger. L'hospitalité semble inscrite dans sa "génétique culturelle". Mais il sait aussi qu'accueillir l'étranger ne signifie pas faire de lui la norme. A l'étranger il incombe, à défaut de les adopter, de s'adapter aux us et coutumes du peuple turc, et non l'inverse.
Sami se lève chercher la théière, se rassoit sur le divan.

Nous nous sourions,  moi mon bâton, lui son Mauser.