La Terre en Marche

La grande différence Est-Ouest tient dans ce :
« Tu fais partie de la famille. C'est ici comme ta maison. »
Le gars de l'Ouest reste interdit : comment peut-on intégrer une famille après seulement quelques heures partagées ensemble ? Il ne comprend pas, l'habitude de la spontanéité lui manque cruellement en pareil cas. Aussi la spontanéité du cœur du gars de l'Est lui paraît-elle-même suspecte. Il en vient aussitôt à soupçonner par en-dessous quelque fourberie - pourquoi m'enclot-il avec tant d'empressement dans sa famille ? Pourquoi fait-il de moi son autre frère sans prendre garde de me connaître ?
Un sentiment d'emprisonnement s'empare du gars de l'Ouest, chez qui les relations sociales, et d'autant plus familiales, sont bien plus compartimentées ; chez qui on se reçoit, mais où on laisse l'autre appartenir à la famille qu'il veut. Or là, il n'a plus le choix : par volonté du chef - par générosité ? -, il devient officiellement membre de cette famille. Il devrait être honoré et sourire large pour montrer qu'il l'est. Doit-il en plus se sentir redevevable de quelque chose en particulier ? Doit-il en retour renvoyer l'identique au gars de l'Est — « Toi aussi, mon frère, ma porte t'est ouverte ». Il attend maintenant avec appréhension que celui-ci lui demande son numéro de téléphone et son adresse, qu'il serait mal venu de refuser puisqu'il vient d'être adoubé.
Décidément, cette spontanéité met le gars de l'Ouest bien mal à l'aise. Chez lui, on reste prudent avec ces choses-là : la famille est une enceinte privée que nulle personne de passage ou rencontre d'une soirée ne peut franchir. On n'aurait pas idée d'ouvrir la porte de cette enceinte ni celle de son cœur avec une telle légèreté. Ce ne sont pas là des manières. A l'Ouest la politesse prime sur l'élan, le civisme sur l'accolade. A l'Est, et peut-être particulièrement dans les familles tziganes comme celle de Mehmet et Sylget, la famille est un cercle plus élastique, une notion moins définie dont la particularité est d'accepter transformations ou adjonctions subites, impromptues.Sur le seuil de la porte, au moment de se quitter, le gars de l'Est dit à son hôte qu'il espère le voir revenir parmi eux, et qu'ils mangeront comme ce soir et qu'ils danseront.
« Super, on fera ça, d'accord ! » assure l'Ouest qui pense à part soi : « mais chacun sa famille ».