La Crise

La Crise

Jérôme Bergami, 05 Aug, 2014

- Pouvez-vous m'indiquer la route pour komanos, svp?
- Komanos!... Mais Komanos n'existe plus, mon bon monsieur.
- Je souhaite me rendre à Havrigi.
- Havrigi! Mais, bon monsieur, Havrigi n'existe plus.
- Mais alors comment atteindre Klétos?
- Klétos! Mais Klétos aussi, disparu! Et avec Mavrigi, et Havrigi... Engloutis tous par l'appétit insatiable de la mine. Depuis la sortie de Ptolémaida jusqu'a la hauteur de Pontokomi, soit sur près de vingt kilomètres, la mine s'étire et s'élargit irrésistiblement. Malheur aux villages qui demeurent sur le chemin de son expansion: la mine les rase, sans pitié, le gouvernement reloge les populations sur Ptolémaida ou Kozani, ou en d'autres villages remontés de toutes pièces et rebaptisés du nom des anciens.La Terre est ici dépouillée de son charbon. Les dinosaures d'acier, vaisseaux fantômes sortis tout droit d'un bon vieux Madmax, machines-outils siglées Krupp-Siemens, sont en pause-déjeuner. L'heure est au bal des camions-bennes, auquel nous avons tout le loisir d'assister puisque nous marchons le long de la vieille route qui borde la mine et mène a Kozani. La voie rapide circule trois kilomètres plus a l'ouest, juste au-dessus du village de Pontokomi, dont les habitants ne se font aucune illusion: ils seront rasés d'ici un an. La programmation est établie, leur village est le prochain sur la liste.
Serveur dans un bar du centre-ville, Panos, nous amène rejoindre un groupe d'amis établis sur une aire de camping, en lisière de fôret, près d'une chapelle. « Mes amis campent là-bas, nous indique-t-il. Eux (désignant deux caravanes), ce sont des nomades, mais pas de problèmes. » Deux familles de gitans se sont installées près des fontaines. Un homme lave à grande eau de curieuses bestioles entassées dans un seau, que nous prenons d'abord pour des rats. « Arici! », lance le bonhomme. Terme roumain familier à Sabina qui signifie « hérisson ». Il s'avère que ces familles sont des Roms aroumains.Les amis de Panos se retrouvent sur ce site une fois l'an autour de grillades et de feux de camp. Parmi eux, certains travaillent pour la mine.« C'est ici la seule source d'emploi, nous dit Nista. Le charbon est très polluant et la mine nous apporte de nombreux problèmes de sante. C'est terrible parce que, d'un côté, elle nous abime, et d'un autre, nous avons besoin d'elle pour nourrir nos familles. »« Où aller?, répète-t-elle, il n'y a pas de boulot. Mon mari équipe les maisons en gouttières et moi je peux tout faire. Si vous avez quelque chose en France, on arrive tout de suite. » Le ton de la plaisanterie ne cache pas l'acuité du mal.
La Crise! Quoique vous disiez, vous mettez le doigt dessus. Le jeune Yanice, auprès duquel je m'indigne qu'il n'y ait qu'un seul hôtel au centre-ville de Ptolémaida, et de surcroît hors de notre budget, me répond: « Avant la crise, il y en avait quatre. Trois sont tombés, le plus gros est resté. Comme il est seul, il pratique les tarifs qu'il veut. »« Yanice, est-ce que tu connais quelqu'un qui nous laisserait dormir chez lui pour vingt euros? » Yanice est livreur à domicile dans un fast-food. Son regard est clair, vif. Il nous écoute lui expliquer notre action, à laquelle il se montre très sensible. Il veut nous aider. Il prend son téléphone et appelle sa mère. Une première fois, elle refuse, inquiète. Seulement, le fiston n'est pas du genre a abdiquer face a l'adversité maternelle. Une seconde fois, il compose le numéro, ne lâche pas, se montre plus convaincant: sa mère accepte que nous installions gracieusement notre tente dans la cour de la maison.Nous passerons finalement là une très agréable soirée en compagnie de Maria, la mère, d'Anna, une amie, et de Léa, la petite amie de Yanice.
Kristina nous dit : « Les Grecs ne veulent pas de terre, ils veulent de l'argent. » Il est vrai que le public ne parait pas ici acquis à notre cause. Ce qui frappe nos interlocuteurs est avant tout notre destination, la Chine!... Combien de kilomètres? Ce n'est pas dangereux?... Et puis combien d'argent?
Abordant le message que nous comptons bien diffuser, nos interlocuteurs se montrent plus distraits dans l'écoute. Paix et respect passent encore, mais le mot « écologie » indiffère ; celui de «spiritualité » flotte dans l'air tel un gaz ou un fantôme. A nous de nous révéler plus convaincant. J'ai répondu a Kristina: « Avec nous, les Grecs auront de la terre, et pas d'argent. Il faudra qu'ils s'y fassent. »
La Crise n'excuse pas tout.