Romance de casaniers
Jérôme Bergami, 20 Oct, 2014
Prendre le temps.
La marche n'est-elle pas censée nous accorder cet or ? Or, il s'avère que nous sommes de plus en plus souvent pressés : par la nuit qui tombe. Et respectant le cycle éternel des saisons, c'en est désolant de la voir tomber de plus en plus tôt. Aussi les flâneries sur la route, les grasses matinées, pas question ! il faut songer à trouver où dormir. Se présenter de nuit dans les villages, à la porte d'une famille, n'est pas la solution. La nuit inquiète. Présenter de préférence sa face à la lumière. La lumière rend confiant. Et que répondre à toutes ces personnes qui nous interpellent le long de la route ? Eh bien tant pis : que nous n'avons pas le temps. Pas pour faire causette en tout cas. Ils en sont tout surpris, ce qui est compréhensible, ils ne marchent pas, eux, ils ne savent pas.
Vraiment, je n'avais jamais eu conscience que le temps pouvait être (dé-)compté pour celui qui marche. Marcher, prendre le temps, le temps de faire le point, le temps de l'introspection, etc. Rêveries de sédentaires ! Romances de casaniers ! Il n'en est rien, la réalité vache vous colle aux basques... Allez, on se lève ! On ramasse son bardas et vite ! Une pluie s'annonce, faut se lancer tant que c'est sec... Un café, un bout de cake et on file... Pour les dents, on verra sur la route... Une famille qui vous invite à déjeuner, ça s'acceptait encore il y a quinze jours, trois semaines, mais maintenant, ça se refuse catégorique, les journées sont bien trop rabotées. Les vingt kilomètres, ils ne se feront pas le nez dans l'assiette. Et le soir, après l'effort, on peut se poser ? Absolument... après que les chaussettes et les slips ont été lavés, rincés, essorés, étendus ; la tente montée, les sacs de couchage sortis, les matelas gonflés, la tambouille préparée... Alors pas de problème, repos, temps libre. Seulement dépêchons-nous de nous coucher sinon demain nous serons crevés.
S'asseoir.
Là, je m'assois. Pourtant crevé mais rien à faire, je prends le temps. J'avise une table dans ce café où l'on abat carte sur carte. Où l'on « baggemone et ramise". Un café à vieux, à casquettes, à jeux. Un café à tables rondes et napperons rouges, à tronches du cru et musique du coin, avec le drapeau et Atatürk au mur, la théière sur le réchaud. Un café à mon goût.Il existe un lien intime, que je ne saurais précisément définir, entre le café et l'écriture, entre ces deux plaisirs d'être - au café et à l'écriture. Je voudrais écrire dans tous les cafés du monde. Mais lorsque j'écris café, entendez troquet, estaminet, caboulot. Le lounge bar d'aujourd'hui m'indiffère - c'est faux : il m'irrite. Sa vision me rend morose. Ces places aseptisées où l'on se rend pour se montrer, où l'on s'ennuie en se montrant, en tête à tête avec son portable, sa french manucure pour les unes, son verre de bière tiède pour les autres, dégagent autant de chaleur qu'il peut s'en dégager d'une chambre mortuaire. Le lien social a disparu, le fil qui reliait les individus s'est rompu. Des individus sans aucun fil pour les tenir entre eux sont comme ces marionnettes qui gisent au fond des placards - les bras ballants, la tête pesant sur la poitrine : le spectacle est terminé.
Nallihan et je m'assois.
Je l'ai repéré d'entrée de jeu, ce café-là, en bas du petit hôtel. J'ai senti qu'il serait bon d'écrire dedans, de s'installer un peu en retrait des autres, pas trop tout de même pour en être. Juste ce qu'il faut de distance.Je joue avec vous tous, faites comme si je n'étais pas là. Ma carte, mon pion, mon dé : mon stylo! J'accompagne toutes vos parties, je perds une fois, je gagne une autre, peu m'importe, j'aime lancer ma plume franchement dans la mêlée de vos palabres et de vos humeurs. Je cesse de marcher.
Enfin, le temps ! Cet or, il m'appartient.