L'ivresse des centimètres
Jérôme Bergami, 07 Aug, 2014
L'ivresse des centimètres« Pome metapodia stin China » - Nous allons a pied jusqu'en Chine... Les gens s'esclaffent, ils se signent - Oh, les allumés! Bravo, les allumés! pensent-ils. Je ne les condamne pas, au contraire les comprends bien. Quelqu'un qui débarque en Grèce et qui vous annonce qu'il se rend en Chine à l'aide de ses cannes, vous pouvez raisonnablement supputer qu'il n'a plus toute sa raison. Moi-même, lorsque ces paroles sortent de ma bouche - "Nous marchons jusqu'en Chine" -, je n'ose y croire. Je compte : 40 cm... plus 40 cm... plus 40 cm... Comment visualiser pas après pas ce rapprochement d'avec l'Empire du Milieu, loin de plusieurs milliers de kilomètres? Pourtant, c'est bien ainsi, un pas, puis un autre, dans l'ivresse des centimètres, des centimètres bien concrets, physiques, déliés, que la distance sera abolie.
Il y des journées à corps de métiers. Hier, c'était garagiste et pompier.
Se rendre chez le garagiste tandis que l'on est sans auto change l'approche, la relation du tout au tout. Vous serrez la main du professionnel et pour une fois votre sourire n'est pas forcé : aucun frisson ne parcourt votre porte-monnaie, vous n'avez rien à signaler, ni panne, ni crevaison. Pour ma part, pénétrant dans l'atelier de Georges, je n'ai jamais été aussi détendu. Autour d'une tranche de melon et d'un café frappé servi par son aide-mécano, nous avons pu apprécier à notre aise la violence de l'orage qui s'est abattu sur la plaine. Eclairs et hallebardes, à vingt minutes près nous étions en-dessous. Ce n'est, paradoxalement, que le manque d'eau qui nous a poussés à sortir de la route et à nous arrêter ici pour remplir nos gourdes.
La tempête, ma claque! Nous en avons déjà goute l'amère saveur hier, dans la forêt, tapis dans notre tente. On a frisé la noyade! Et ces ribambelles d'asticots qui venaient se coller contre la toile, comme pour préfigurer notre fin imminente. Qui nous aurait soutenus? Nous étions seuls en la place: les deux familles de Roms s'etaient caravanées au matin et le groupe de campeurs grecs, avisant le déluge, avait opté pour un retrait en logis stable et étanche.
Georges a fermé son atelier a 18 heures et il nous a déposé sur les hauteurs du village de Kilida, dans un abri grand confort - table, lavabo, électricité - attenant une petite église. Sous le porche de celle-ci, deux hommes ; deux pompiers. Venus les saluer, ils déclinent leur identité : l'un est amateur de chasse à la bécasse, l'autre de pêche à la carpe. Leur véhicule de service est stationné un peu plus loin. Les deux hommes surveillent la plaine, prêts a intervenir au moindre problème engendré par la foudre. Et vu le nombre de pylônes haute-tension dont la plaine est jalonnée, leur présence est loin d'être superflue.
Bien sur que l'on se chamaille, encore et encore, ici et partout ; par exemple sous l'œil ahuri de ce paysan au volant de son tracteur, qui se demande ce que font ces deux hurluberlus en rase campagne à se postillonner à la figure, se disputant qui une bouteille d'eau, qui un paquet de biscuits. Bien sur que les crises sont régulières, que les vacheries qui déplaisent, on se les balance sans compter, mais entre nous ce n'est plus l'essentiel. Parce que si on se chamaille, on s'aime encore plus, et ici et partout; par exemple sous le regard attendri de ce routier qui, apercevant en pleine montagne deux drôles d'oiseaux en sueur peiner main dans la main et s'arrêter pour un bécot d'encouragement, prend lui-même le temps de ralentir son engin et de pousser la klaxonnette.
Cette aventure n'est pas le bilan, elle est le rebond de nos dix ans.