L'abolition consentie
Jérôme Bergami, 08 Mai, 2015
Je ne pense en rien. Tandis que ma jambe droite prend l'appui, relayée aussitôt par la gauche, et mécaniquement. Je ne pense en rien. Tandis que mon bâton passe d'une main l'autre et que mon souffle s'accorde au rythme de mes pas.
En rien.
Je suis en moi.
Mais pas en pensée : en la matière de moi. Mon regard balaie l'asphalte, je lève la tête, mon regard fixe l'horizon ; je tourne la tête, il s'égare dans les vallées, court aux flancs des montagnes ; je l'incline, il se perd dans les nuages. Je reviens à l'asphalte.Je ne me suis pas quitté un instant. Il semblerait que marchant, activement, avec effort, ma conscience s'accolle à mon corps. Une fois en mouvement, ma pensée se fait blanche. Elle rentre solidaire dans mes muscles, dans mon souffle. Que j'essaye de formuler quelque idée cohérente, suivie, je m'en trouve incapable, comme interdit, tout s'étiole, se déchire, se perd et retourne en dedans. En la matière de moi. Ce que mes yeux voient n'accouchent d'aucune pensée précise. Mes yeux voient : me disent que je suis présent - à moi-même et à mon environnement. Aller plus loin, et ils le devinent, serait dilapider l'énergie nécessaire à la poussée, a l'avancée. Car c'est bien à cela qu'est donnée la priorité - d'où le fait que je ne pense en rien. Le phénomène se réalise naturellement : propulsion du corps, mise en veille du cerveau.
Marcher, c'est consentir à cette abolition.